2.

La maison de Shushô était située à l’extrémité nord de Renshô, pas très loin de son collège. En continuant dans cette direction, on atteignait les premiers contreforts du mont Ryô’un auxquels s’adossait le mur d’enceinte de la cité. Shushô emprunta la ruelle qui montait en pente douce, traversa le quartier paisible des temples et des sanctuaires de la Voie, et parvint aux limites de la ville. Là, se dressait une porte monumentale encadrée de deux grandes bâtisses hautes de deux étages. Au-delà, on pouvait apercevoir le toit aux allures bigarrées du bâtiment principal. Les tuiles émaillées qui le couvraient étaient de couleur verte, et son faîtage composé d’un assemblage polychrome. Tout autour, sur la partie en surplomb comme un balcon, des ornements multicolores étaient suspendus. Le chemin circulaire qui longeait le mur de protection, à l’intérieur de la propriété, s’élargissait devant le grand portail, dégageant un espace barré en son milieu par un muret de pierre face à l’entrée. Cette structure architecturale était conforme aux règles du feng-shui, afin de s’attirer la protection du Ciel. À chacune de ses extrémités, et perpendiculairement à lui, deux palissades bordaient l’allée centrale conduisant à la maison. Elles étaient percées d’ouvertures délicatement ouvragées par lesquelles on pouvait voir se balancer les branches d’arbres soigneusement taillés. On disait dans toute la ville que c’était la plus somptueuse demeure de Renshô. Son propriétaire se nommait Sô, et le jardin qui s’étendait sur les coteaux jusqu’aux premiers reliefs de la montagne était célèbre pour sa beauté. C’est pourquoi on appelait cette résidence la résidence-jardin de Sô, ou plus simplement, le jardin de Sô, appellation très poétique signifiant aussi, en jouant sur les mots, « le jardin insigne, si beau à observer ».

C’est là que Shushô avait vu le jour. Son nom personnel, Shushô, signifiait « perle de cristal ». Son nom de naissance était Saï. Son père, Sô Joshô, était souvent appelé Banko, « celui qui tout achète et tout revend », parce qu’il n’y avait rien, disait-on, dont il ne sache faire le commerce. À ses débuts, il s’était lancé dans le négoce du bois, activité très courante parmi les hommes d’affaires du royaume de Kyô, qui lui avait permis de devenir le marchand le plus réputé de Renshô.

Un proverbe disait d’ailleurs : « Impossible de désirer plus grande fortune que celle de Banko ! » Et de fait, sa fortune était grande, assurément. Probablement la plus grande des douze royaumes. Pourtant, ce n’était pas l’argent qui constituait l’essentiel de sa fortune : rien n’était pour lui plus précieux que son épouse, Hajô, la bien nommée « précieuse comme le cristal de roche », réputée pour son extrême intelligence, ses trois fils et ses trois filles, dont tous s’accordaient à dire que leur sens des affaires n’avait d’égal que leur vertu, et sa quatrième fille, la petite dernière, encore toute jeune. Une parfaite harmonie régnait sur cette famille, et tous les domestiques qui s’activaient à la servir témoignaient d’un grand respect envers leur maître. Voilà en réalité pourquoi on ne pouvait désirer plus grande fortune que celle de Banko.

Le portail et les bâtiments de la résidence étaient, à cet égard, tout à fait évocateurs : toutes les fenêtres et toutes les portes, sans exception, étaient ornées de grilles finement ouvragées. En pénétrant dans la propriété, Shushô leva les yeux vers le portail.

— Il est vraiment fou… murmura-t-elle.

La demeure avait beau être robuste et bien protégée, les gardes forts et loyaux, si un oiseau hippô, un « oiseau de la fin de tout », venait à pénétrer en ville en tenant en son bec un brandon incandescent et déclenchait un incendie, tout cela partirait bel et bien en fumée. Sans parler des éventuelles sécheresses, inondations, gels et autres ouragans qui pouvaient s’abattre sur la région… Les richesses de Banko ne lui seraient d’aucun secours contre les yôma et les catastrophes naturelles.

— Voyons, on ne parle pas comme ça, mademoiselle ! Et qui donc est ce fou ?

Shushô tourna précipitamment la tête et vit les gardes qui l’avaient accompagnée se prosterner. Un homme d’un certain âge, l’air placide, se tenait dans le jardin : le célèbre Joshô en personne.

— Alors, comme ça, la plus jeune de mes filles ne sait pas maîtriser son langage ?

— Moi ?

Joshô sourit et embrassa sa fille.

— Et moi qui m’apprêtais à aller te chercher parce que je venais d’apprendre que des vermines avaient été signalées près du collège. Quelle ingratitude envers ton pauvre père !

Shushô haussa les épaules, ce qui fit sourire son père. Il se tourna vers les gardes.

— J’ai su que vous vous étiez chargés de les éliminer. Merci, c’est du bon travail.

Ils se prosternèrent de nouveau, le front collé aux dalles froides du jardin.

— Tu vois, quand je te conseille de ne pas aller à l’école… Ce n’est pas seulement ta vie que tu mets en danger. Celle de tes gardes aussi.

— De toute façon, tu n’as plus à t’inquiéter. Le collège est fermé.

Shushô se dirigea vers la maison. Elle était frigorifiée. Son attente prolongée devant l’école l’avait glacée jusqu’aux os, et le court trajet qu’elle avait fait pour rentrer chez elle n’avait pas suffi à la réchauffer.

— Le collège est fermé ?

— Oui. Le directeur est mort.

Il y avait un collège dans chaque district. Ceux qui y obtenaient les meilleurs résultats avaient ensuite le droit d’entrer au jôshô, le lycée régional. Shushô s’était disputée avec son père à ce sujet parce qu’il considérait qu’elle pouvait se dispenser de suivre les cours du collège, les connaissances acquises à l’école primaire étant, selon lui, bien suffisantes. La querelle était désormais sans objet.

Joshô écarquilla les yeux.

— Quoi ? Maître Haku est décédé ?

— Oui. Des yôma ont attaqué son quartier ce matin. Il paraît qu’il a été dévoré par un bafuku.

Joshô se tourna vers elle et mit un genou à terre.

— C’est terrible…

— Ce n’est pas la peine de faire cette tête. C’est vrai que c’est le deuxième de mes maîtres qui meurt, mais si je compte tous les élèves et tous ceux de leur famille qui ont été tués… Ça fait beaucoup de morts. Dommage que mon maître soit l’un d’eux, c’est tout…

— Ne parle pas comme ça, ce n’est pas bien.

— Mais c’est la vérité, dit-elle en haussant les épaules. De toute façon, ça devait arriver un jour ou l’autre, il n’avait pas de barreaux à ses fenêtres, lui…

Shushô promena son regard sur les fenêtres qui donnaient sur le jardin intérieur : elles étaient toutes munies de barres de protection en fer forgé. De plus, les murs de la maison étaient régulièrement consolidés avec du plâtre, les portes renforcées par de gros rivets, et des gardes armés surveillaient les lieux jour et nuit.

— J’ai un camarade qui habite le bourg d’à côté. Eh bien, son père est mort, lui aussi. Un jour, il est allé vendre des seaux dans les environs. Mais il n’est pas rentré à la nuit. Ses amis se sont inquiétés et sont partis à sa recherche jusqu’au village voisin à plus de dix li de distance. Quand ils sont arrivés, ils ont retrouvé la tête de son père au milieu des cadavres des autres habitants.

— Voyons, Shushô…

— Mais bien sûr, on n’y peut rien, n’est-ce pas ? Il faut se faire une raison, c’est comme ça… Sa famille à lui n’avait pas de gardes pour se protéger. Pour les nourrir, son père était obligé de vendre des seaux en bois, parce que leur champ de blé avait été ravagé par les sauterelles l’automne dernier. Quand ses amis ont ramassé sa tête, ils ont trouvé de l’argent dans sa bouche. C’est là qu’il l’avait caché, lorsque le yôma l’avait attaqué…

Joshô aurait voulu lui caresser le dos pour la consoler, mais elle esquiva sa main d’un mouvement d’épaule et se dirigea vers la maison.

— Ne t’inquiète pas, je ne suis pas triste. J’y suis habituée, voilà tout. La mort ne me fait plus peur. Quand j’étais petite, celle de Grand-Mère m’avait terrifiée. Maintenant, je ne me rappelle même plus pourquoi.

— Shushô, arrête, s’il te plaît, je n’aime pas t’entendre parler comme ça…

Joshô rattrapa sa fille et passa un bras autour de ses épaules. La serrant contre lui, il l’accompagna jusqu’à l’intérieur de leur demeure et la fit asseoir sur une chaise dans la grande salle.

— Les temps sont difficiles, tu sais.

— Oui, c’est ce qu’on dit…

— Je comprends que tu aies pitié de ceux qui souffrent, mais il n’est pas bon de se réfugier dans l’indifférence et le cynisme.

— Je ne suis pas indifférente.

— Shushô…

Elle leva les yeux vers son père.

— Papa, pourquoi tu ne fais pas l’Ascension ?

— L’Ascension ?

— Oui. Si les temps sont difficiles, c’est parce que nous n’avons pas de roi. Si tu étais désigné comme nouveau roi, il n’y aurait plus tous ces drames.

Un sourire tendre apparut sur le visage de Joshô. Il passa une main sur les cheveux de sa fille en dodelinant de la tête.

— C’est vrai que j’ai la chance d’être riche. Mais je ne suis qu’un marchand. Tu comprends ?

Les ailes du destin
titlepage.xhtml
Les ailes du destin_split_000.htm
Les ailes du destin_split_001.htm
Les ailes du destin_split_002.htm
Les ailes du destin_split_003.htm
Les ailes du destin_split_004.htm
Les ailes du destin_split_005.htm
Les ailes du destin_split_006.htm
Les ailes du destin_split_007.htm
Les ailes du destin_split_008.htm
Les ailes du destin_split_009.htm
Les ailes du destin_split_010.htm
Les ailes du destin_split_011.htm
Les ailes du destin_split_012.htm
Les ailes du destin_split_013.htm
Les ailes du destin_split_014.htm
Les ailes du destin_split_015.htm
Les ailes du destin_split_016.htm
Les ailes du destin_split_017.htm
Les ailes du destin_split_018.htm
Les ailes du destin_split_019.htm
Les ailes du destin_split_020.htm
Les ailes du destin_split_021.htm
Les ailes du destin_split_022.htm
Les ailes du destin_split_023.htm
Les ailes du destin_split_024.htm
Les ailes du destin_split_025.htm
Les ailes du destin_split_026.htm
Les ailes du destin_split_027.htm
Les ailes du destin_split_028.htm
Les ailes du destin_split_029.htm
Les ailes du destin_split_030.htm
Les ailes du destin_split_031.htm
Les ailes du destin_split_032.htm
Les ailes du destin_split_033.htm
Les ailes du destin_split_034.htm
Les ailes du destin_split_035.htm
Les ailes du destin_split_036.htm
Les ailes du destin_split_037.htm
Les ailes du destin_split_038.htm
Les ailes du destin_split_039.htm
Les ailes du destin_split_040.htm
Les ailes du destin_split_041.htm
Les ailes du destin_split_042.htm
Les ailes du destin_split_043.htm
Les ailes du destin_split_044.htm
Les ailes du destin_split_045.htm
Les ailes du destin_split_046.htm
Les ailes du destin_split_047.htm
Les ailes du destin_split_048.htm
Les ailes du destin_split_049.htm
Les ailes du destin_split_050.htm
Les ailes du destin_split_051.htm
Les ailes du destin_split_052.htm
Les ailes du destin_split_053.htm
Les ailes du destin_split_054.htm
Les ailes du destin_split_055.htm
Les ailes du destin_split_056.htm